Silence Originel – Chapitre 1

Le clan du silence

Alexander

Alexander Grall parlait au nom d’un clan adepte du silence. Ce clan c’était Grall, un empire du luxe de dimension internationale. C’était aussi sa famille. À vingt-cinq ans, il était devenu pourvoyeur de belles histoires à destination de la presse et du public, gardien de secrets dont lui-même ignorait tout. Comme la raison pour laquelle sa grand-mère était entrée dans une colère noire la veille.

« Vous arrivez à destination », annonça la voix métallique du GPS.

Alexander freina, et sa décapotable s’immobilisa. C’était un petit bolide fabriqué dans les années cinquante, restauré avec amour et acheté à prix d’or. Penché sur le volant en cuir, Alexander examina la rue étroite.

Où est ce fichu musée ?

Sous le soleil d’août, le Nord était loin de l’image qu’Alexander s’en était faite. À sa gauche, le ciel d’un bleu parfait contrastait avec la brique des modestes maisons ouvrières. À droite, un panneau indiquant « Musée des Beaux-Arts » pointait vers un portail moderne ouvrant sur un grand parc. Mais il s’agissait d’une allée piétonne, à l’accès barré par des poteaux en acier. Des touristes matinaux se dirigeaient vers le musée. Alexander repéra aussi des photographes de presse, dont la présence lui rappela la raison de sa venue à Lens, et la colère subie la veille.

Quelle mouche avait donc piqué Colette ?

Colette Grall dirigeait Grall International d’une main de fer depuis bien avant la naissance d’Alexander. Celui-ci avait toujours connu sa grand-mère aux manettes de l’entreprise et de la famille. Même quand son mari Denis était encore en vie, Colette seule prenait toutes les décisions. Peut-être était-ce pour ça qu’elle était si fâchée la veille. Parce que, pour une fois, Denis avait décidé sans elle.

Derrière la décapotable, un car de tourisme klaxonna. Quelques mètres plus loin dans la rue, un panneau routier indiquait le dépose-minute du musée. Alexander embraya et prit cette direction en grommelant.

Où est donc l’entrée de ce satané musée, et pourquoi grand-père n’a-t-il pas fait ce legs à Orsay ?

Denis Simon-Grall avait été un grand-père distant et intimidant. Il sortait rarement de son bureau et s’intéressait peu au plus jeune de ses petits-enfants. Alexander ne l’en avait que plus aimé. Quand Denis était mort, Colette s’était retirée dans son deuil, laissant ses enfants et petits-enfants se charger des questions d’héritage. Le testament n’avait surpris personne : il léguait toutes ses possessions à son épouse Colette, à l’exception de quelques objets personnels répartis entre ses trois enfants, et d’un ensemble hétéroclite d’œuvres d’art, qu’il voulait offrir au nouveau musée de Lens.

Parce qu’il était chargé des opérations de relation presse et de mécénat, Alexander avait tout naturellement endossé la responsabilité d’organiser ce don. Il y avait travaillé pendant les mois suivants, dans l’indifférence générale. Jusqu’à la veille, quand il avait évoqué son départ vers Lens.

Ce soir-là, Alexander et Colette dînaient seuls à la longue table du manoir, au milieu de la forêt de Fontainebleau. L’endroit était si calme qu’on entendait le tic, tac de l’horloge depuis le grand couloir. Au milieu de la nappe blanche, les flammes des chandelles jouaient sur les verres en cristal. Les murs de lambris ivoire aux moulures dorées se drapaient des ombres du soir, et les tapisseries médiévales tendues aux murs semblaient s’animer dans la lumière dansante. Colette présidait depuis la place d’honneur, le port altier, ses cheveux formant une couronne de neige autour de son visage fin. Assis à la droite de sa grand-mère, Alexander mangeait en silence. Colette parlait peu, et n’appréciait guère le bavardage.

Un concert de klaxons arracha Alexander à ses réflexions. Quelque chose bloquait l’accès au dépose-minute du musée, où Alexander avait prévu de se garer. Son Aston Martin prise en sandwich entre deux énormes cars de tourisme, il jeta un coup d’œil à sa montre – une Piaget aux lignes épurées – et lâcha un juron. Il lui restait moins d’une heure avant l’inauguration. Avec quelques centimètres de marge à peine, il manœuvra l’Aston pour s’extraire de la file de cars et accéléra dans un rugissement de moteur, à la recherche d’un autre accès au musée. La rue était étroite et bordée d’arbres, les trottoirs larges mais protégés par des barrières en bois. Pas une place de parking en vue.

Il savait que ce déplacement serait frustrant. Au cours du dîner de la veille, déjà, il avait ronchonné à propos de son départ pour le Nord, où il avait prévu de passer la nuit dans le seul hôtel quatre étoiles proche de Lens.

À l’extrémité de la table, Colette avait froncé les sourcils.

— Que vas-tu faire dans les corons ?

— Le musée organise un vernissage pour l’exposition dédiée à grand-père.

Colette avait reposé son couteau à poisson, lentement, et dévisagé Alexander.

Il avait ressenti le besoin de s’expliquer.

 — Ils ont installé le legs dans une salle particulière, qui portera le nom de grand-père. L’exposition permanente sera inaugurée demain. Nous avons convié la presse et la télévision. Isobel a mis le dossier de presse en page, regardez…

Il avait affiché le document sur l’écran de son smartphone. Colette aimait suivre les réalisations d’Isobel, la première de ses arrière-petits-enfants à intégrer l’entreprise familiale…

Devant la décapotable, une touriste en robe fleurie traversa la chaussée, et Alexander pila. Alors qu’il suivait l’imprudente du regard, marmonnant des injures, il repéra une place libre dans une petite rue adjacente. Il y gara l’Aston Martin avec toute la délicatesse d’un Parisien frustré par la province.

Pourquoi ai-je accepté de venir me perdre ici ? Plus jamais je ne remettrai les pieds aussi loin du Périph.

Il s’extirpa de sa voiture et ouvrit le coffre pour en sortir une pile de dossiers de presse. Son regard s’arrêta sur le modeste dessin reproduit au dos de la plaquette : l’esquisse d’une ballerine attribuée à Degas. Quand Colette avait découvert ce dessin, sur le smartphone d’Alexander, le sang s’était retiré de son visage. Un instant, Alexander avait craint qu’elle ne fasse un malaise. Sa grand-mère avait une santé de fer, mais elle n’avait plus vingt ans… Pourtant, ce n’était pas une crise cardiaque qui l’avait saisie à la vue du dessin, mais une colère comme elle en démontrait rarement.

— Qu’est-ce que ça fait là ? avait-elle soufflé en désignant la ballerine.

— C’est… Ça fait partie du legs. Le Degas était avec quelques autres, dans le bureau de grand-père.

— Non.

— Il n’était pas dans un cadre, c’est vrai, mais dans un carton à dessins. Apparemment son père avait acheté un lot d’esquisses dans les années vingt, et…

Mais Colette n’écoutait plus. Elle s’était levée de toute sa (petite) hauteur.

 — Personne ne doit voir cette ballerine. Jamais.

Sa main aux doigts déformés par l’âge s’était refermée sur sa serviette comme la serre d’un rapace.

Alexander avait protesté, balbutiant.

— Le Degas est au musée depuis des mois. Vous avez approuvé la liste des œuvres. Ce n’est qu’une fois entre les mains des experts que l’esquisse a été authentifiée, et il était trop tard pour…

Sur la serviette, les articulations de Colette étaient blanches.

— Personne ne doit savoir. Fais ce qu’il faudra.

Et, sur cette étrange injonction, Colette s’était retirée, abandonnant Alexander, choqué et dérouté, au milieu des dorures. Il avait quitté le manoir sans la revoir, et pris la direction du Nord, une boule au ventre. Il avait visiblement commis un terrible impair, et il ignorait comment il pouvait se rattraper. « Fais ce qu’il faudra, » avait ordonné Colette. Mais quoi ?

Alexander referma le coffre de l’Aston Martin avec un soupir. Une chose était certaine : il ne pouvait plus reprendre le Degas. Dans moins d’une heure il inaugurerait l’exposition Grall, et le public y découvrirait la petite ballerine que Colette aurait tant voulu cacher.

À cette idée, Alexander sentit l’angoisse remonter depuis ses tripes vers son estomac, et jusqu’à sa gorge, menaçant de l’étouffer. À tâtons, sa main droite trouva l’élastique qu’il conservait autour du poignet gauche, et le fit claquer. La douleur le ramena à la réalité, et il souffla. Ce n’était pas le moment d’avoir une crise de panique. Ce matin-là, l’image de la famille Grall dépendait de lui.

Alexander leva les yeux. Devant lui, le Musée des Beaux-Arts de Lens dressait sa silhouette massive au milieu des arbres, immense pavé de verre et d’acier. Un musée tourné vers l’avenir, un centre d’académisme en pays minier, une contradiction enveloppée dans un paradoxe. Un concept douloureusement familier.

Dans le hall du musée l’air était filtré, climatisé. Espace moderne au sol de pierre et aux parois de verre, le musée possédait les dimensions et l’élégance d’un hangar géant. Loin au-dessus des visiteurs, à huit ou neuf mètres du sol, les volets blancs du plafond tamisaient la lumière naturelle. Le moindre pas éveillait des échos caverneux.

Un troupeau de gosses en chasubles orange fluorescent traversa le hall, leurs piaillements résonnant dans le vaste espace. Alexander commença à se frayer un chemin entre les œuvres exposées – des pièces monumentales pillées aux quatre coins du monde antique – et les touristes matinaux. Au détour d’une fresque iranienne, un grand type vint à sa rencontre, main tendue. Il portait un costume bleu ardoise bien coupé – probablement du prêt-à-porter retouché – de grosses lunettes à monture épaisse et des tresses qui lui tombaient jusqu’aux épaules. Le bleu de sa chemise soulignait le noir de sa peau.

— Monsieur Grall ? Je suis Eddy Moreux. Nous nous sommes parlé au téléphone.

Alexander serra la main tendue. Moreux était l’attaché de presse du musée, et ils avaient organisé l’événement du jour ensemble.

— Tout est prêt ? demanda Alexander.

— Les œuvres sont installées, et la presse est déjà là. Vous voulez qu’on repasse le programme en revue ?

Alexander suivit l’attaché de presse dans le labyrinthe du musée. Ils laissèrent derrière eux les antiquités orientales, traversèrent une exposition de photographies géantes consacrées aux bouddhas d’Afghanistan, contournèrent un assortiment de meubles médiévaux, et parvinrent devant une corde dorée qui interdisait l’accès d’une salle, aussi blanche et démesurée que les autres. Deux gardiens en costumes noirs barraient le passage. Alexander les salua d’un signe de tête.

Un panneau sur pied annonçait l’inauguration de la salle Denis Simon-Grall pour le jour même. Une flèche pointait vers la droite.

— Nous avons installé des micros et des chaises à côté pour la conférence de presse. Vous pourrez poser avec monsieur Buson pour quelques clichés…

Alexander fit la moue. Il avait rencontré le jeune conservateur une fois. C’était un grand type blond et trop maigre, collection de tics nerveux à lui seul. Probablement pas un pro des séances photo.

L’attaché de presse dut lire l’expression d’Alexander, car il argumenta.

— Un représentant de la famille du donateur remettant symboliquement un tableau au conservateur du musée, c’est une image plus parlante qu’une série d’œuvres accrochées sur un mur blanc. Si nous voulons une couverture maximale de l’événement…

Alexander acquiesça. Son grand-père avait légué ces œuvres de manière personnelle, mais leur remise au musée était l’occasion de faire mousser la marque Grall en rappelant les liens entre l’empire du luxe et le monde de l’art. Et si Alexander était venu se perdre si loin de Paris, ce n’était pas pour faire les choses à moitié.

— Quel tableau dois-je remettre à monsieur Buson ?

Moreux l’entraîna au-delà de la corde dorée, au travers d’une forêt de chaises pliantes jusqu’à un groupe de micros sur pieds et un chevalet couvert d’un drap blanc. La hauteur sous plafond semblait écraser le dispositif, rendant cet ensemble de chaises aussi insignifiant qu’une dînette au milieu d’une cathédrale. Moreux replia le drap, révélant un dessin de taille modeste encadré d’une simple baguette métallique.

— Je pensais à cette ballerine de Degas.

Alexander étouffa un grognement. Évidemment, Moreux avait choisi la seule œuvre qu’il ne fallait pas mettre en avant. Si Colette voyait Alexander et la ballerine en première page des journaux, elle allait…

Il préférait ne pas y penser.

— Trop petit, dit-il. Prenons l’un des Corot, celui avec le plus gros cadre. Ça rendra mieux.

Il consulta sa montre.

— Il nous reste vingt minutes. Vous voulez un coup de main ?

Trente secondes après avoir soulevé son coin du Corot, Alexander commença à regretter son choix. Dans son énorme cadre sculpté et doré, le tableau pesait une tonne. À l’autre extrémité du fardeau, Buson offrait un rictus crispé au crépitement des flashes. La sueur perlait sur le front du conservateur, causée par le stress, le poids du tableau, ou les deux. Malgré la brûlure de ses bras et les protestations de son dos, Alexander sourit de toutes ses dents, qu’il savait blanches et sans reproche. Il prit une grande inspiration et déclama son texte.

— C’est un grand honneur pour moi de remettre ces œuvres au musée, au nom de mon grand-père Denis Grall, de son épouse Colette et de toute la famille Grall…

Les flashes crépitèrent. Buson lâcha un petit gémissement et Moreux se précipita pour les soulager du poids du Corot. Avec l’aide de l’attaché de presse, Alexander et le conservateur replacèrent le tableau sur son chevalet, où les photographes l’immortalisèrent à nouveau. Buson prit la parole d’une voix chevrotante, et les journalistes posèrent quelques questions convenues.

Une vingtaine de minutes plus tard, ils étaient tous passés dans la seconde salle. Alors que les photographes tournaient leur attention vers l’exposition tout juste dévoilée, Alexander sentait encore ses reins protester. Il s’étira le plus discrètement qu’il le put.

— Vous auriez dû vous contenter du Degas, fit une voix revêche derrière lui.

Il se retourna et reconnut la vieille dame. Josette Gentille la mal-nommée avait expertisé les œuvres offertes au musée. C’était une petite femme voûtée, les cheveux teints au henné hérissés sur un crâne asséché par l’âge. Son odeur de cendrier et ses doigts jaunis trahissaient une dépendance au tabac, et son attitude générale une misanthropie caractérisée. Elle se planta trop près d’Alexander et pointa un doigt crochu sur sa cravate.

— C’est le Degas, l’œuvre maîtresse de ce fond. Mais il n’était pas assez imposant pour vous, hein ? Toujours à vouloir mettre de la poudre aux yeux, avec vos costards de luxe et vos chaussures italiennes.

Elle se tourna vers les photographes de presse, agglutinés devant les paysages de Corot.

— Et regardez cette bande d’imbéciles ! On accrocherait des posters aux murs qu’ils ne verraient pas la différence.

— Madame Gentille, que nous vaut le plaisir de votre présence ?

— Mademoiselle ! C’est moi qui ai authentifié tout le lot. Si quelqu’un a le droit de s’empiffrer de petits fours, c’est bien moi. C’est pas avec ce qu’on me paie ici que je peux m’offrir du caviar !

— Alors laissez-moi vous proposer une flûte de Champagne…

Il la prit par le bras pour l’éloigner de la presse, et elle se dégagea d’un geste brusque.

— Quoi, vous avez quelque chose à me demander ? Je suis assez grande pour me servir toute seule.

Elle partit vers le buffet en marmonnant dans son dentier.

Alexander se désintéressa de la vieille fille et pivota vers le centre de la salle. Buson discutait avec animation au milieu d’un groupe de journalistes. Pris par son sujet, le conservateur oubliait de cligner des yeux ou de se tordre les mains comme il le faisait d’habitude. Quelques pas plus loin, Moreux faisait de grands gestes devant la ballerine de Degas, comme un enseignant devant sa classe. Chaque fois qu’il bougeait, les perles d’argent qui décoraient ses tresses accrochaient la lumière des spots. Une poignée de reporters écoutaient ses explications, carnets de notes et enregistreurs en main. Une équipe de TV filmait des images d’illustration. Alexander laissa échapper un petit soupir de soulagement. C’était une belle inauguration, qui allait entretenir l’image de Grall International, et c’était tout ce qui comptait.

Sous les flashes de la presse, la petite ballerine de Degas rattachait son chausson. La voix de Colette résonna aux oreilles d’Alexander.

« Personne ne doit voir cette ballerine, jamais. » 

Pourquoi Colette voulait-elle cacher ce modeste croquis ? Alexander n’en avait pas la moindre idée. Il espérait simplement que ce dessin ne reviendrait pas le hanter.